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PATRIMOINE ETHNOGRAPHIQUE

Pratiques artisanals

Le bouilleur de cru

Il y a plus de trente ans que l'on ne distille plus à Gruissan. Le dernier alambic a été celui de François Bienchérie. Chaque année, il tractait son appareil face à "l'usine" au bas du cimetière. Les petits propriétaires viticulteurs lui apportaient le marc - la vinace - qu'ils sortaient du pressoir après en avoir tiré le moût.

La chaudière contenait cinq comportes biens pleines. De bon matin François allumait le foyer et, une fois le feu "parti", il l'alimentait de grosses briquettes de charbon qu'il partageait en deux coup de marteau. Sa femme, Marie, et parfois son frère Etienne venaient l'aider. Ils charriaient l'eau nécessaire dans une comporte avec une brouette adaptée et la prenaient au robinet du lavoir proche. Il fallait l'ajouter au marc et refroidir le serpentin. Plusieurs monomètres indiquaient la pression. L'ébullition du marc se terminaient par un sifflement. François était très attentif à tout cela. Au bout d'un certain temps, le "trois-six"_ l'alcool_ coulait en petit filet dans un baquet et François avec l'alcoomètre en relevait le degré. Les bonnes "fournées" en donnaient dans les seize litres et duraient de bonnes heures.

L'opération terminée, on faisait basculer la chaudière dans un grand trou approprié. Elle était prête pour une nouvelle distillation avec d'autre marc. Ainsi de suite jusqu'à très tard le soir. A la fin de la journée, il restait un énorme tas de marc "brûlé" où les oiseaux picoraient les pépins de raisin. Certains agriculteurs venaient avec leurs chevaux remplir leurs tombereaux de ces résidus. Ils les déversaient dans certaines de leurs vignes pour assouplir la terre. Cela faisait une sortes d'engrais.

De l'alambic rutilant de ses cuivres se dégageait une bonne odeur, forte, prenante, qui vous grisait un peu, surtout quand l'alcool commençait à couler et quand on vidait la chaudière après une cuisson. Selon le vent, elle se répendait sur tel quartier du village ou tel autre. Elle embaumait tout le quartier que j'habitais. Il y avait un grand va-et-vient autour de l'alambic : les propriètaires portant le marc à distiller, les autres emportant leur "trois-six", avec précaution, dans une bombone, le "laisser-passer" de la Régie à la main. C'est Marie, la femme de François, qui le délivrait tout rempli.

Quelques-uns passaient un moment, simplement pour discuter, d'autres venaient se faire offrir "la goutte", toujours les mêmes, et tous les jours. Ils toussaient leurs yeux rouges coulaient . . . ils revenaient. Ils en buvaient de ces godets comme du "petit lait". Même certaines femmes participaient à la dégustation.

A côté du tonneau, le gobelet était là en permanence. On se le passait.

Il fallait avoir un estomac d'acier : boire l'alcool a jeun, de bon matin !

François possédait deux appareils, en cas de panne en cours de distillation et pour éviter de s'arrêter.

De loin, l'alambic avec sa haute cheminée crachant de grosses volutes de fumée, faisait penser à un ancien bateau à vapeur, ou à une locomotive arrêter. Il y avait une bonne admosphère aux alentour. Tout jeune, j'étais fourré là du matin au soir, donnant un coup de main pour pomper l'eau avec la "japy" à main afin de refroidir le serpentin. J'aidais à dégager la vinasse à la fourche ou à ramener l'eau du bassin.

A l'époque, beaucoup de vignerons faisaient leur vin eux-mêmes. Leurs préssoirs n'étaient pas tout à fait éfficaaces. Il restait du jus de raisin, peu, mais leur marc donnait un très bon alcool, en quantité appréciable. Par la suite, les raisins furent apportés à la coopérative. Là, pressurés dans les règles, ils ne donnaient plus à la distillation que deux fois moins d'alcool.

Le métier, pour François, n'était plus rentable. Il l'abandonna, vendit ses appareils et se reconvertit dans l'élevage des abeilles. Son vrai métier était celui de charpentier de marine. Distillation et ruches n'étaient qu'un surplus.

Ainsi finit à Gruissan l'époque des alambics. "Les bouilleurs de cru", les vignerons qui ont le droit de distiller une petite part de leur récolte pour leur consommation personnelle disparaissent eux aussi peu à peu par extinction, c'est la loi. Chez les viticulteurs, on ne sentirait bientôt plus, au fond des caves, l'arôme du trois-six qui monte des bombonnes pourtant bien bouchées.

Jean Boucabeille
Extrait du livre "Gruissan au temps des Catalanes"

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Bienchéri François
(1900 - 1988)

Cf : Gruissan d'Autrefois n° 93
F. G.